Les troublantes tribulations contemporaines de Humere par Johanna Kotlaris.
Pour cette exposition au MASI Lugano, c’est l’artiste lauréate du Prix Manor 2024 Tessin, Johanna Kotlaris (1988, Schaffhouse), qui nous plonge dans les pérégrinations et déboires relationnels de son anti-héroïne HUMERE, une femme zombie incarnée par elle-même. Immersion dans une proposition XXL.


En pénétrant dans l’espace consacré à l’installation de Kotlaris, un bruit d’eau qui coule arrive à nos oreilles et nous emporte immédiatement : la sensation que la salle se remplit d’eau est omniprésente. À nos pieds, le décor est planté : des voiles froissées et des cordes sont disposées faisant écho au naufrage aussi bien physique qu’émotionnel de Humere. C’est seulement au fond de la salle qu’un écran géant, tourné de dos, projette l’oeuvre centrale de l’exposition : un court métrage de presque une heure relatant l’Odyssée contemporaine de la jeune protagoniste, toujours mouillée.
A travers les rencontres de Humere, Kotlaris en véritable narratrice, performe ses textes et questionne la possibilitéH de relations interpersonnelles dans une société paradoxale ou connection et isolement sont intimement liés et provoquent une forte vulnérabilité émotionnelle.
L’artiste aborde ces thématiques avec humour et ironie à travers son personnage. Kotlaris, pour qui les mots sont le fondement de sa démarche créative, joue ici sur le double sens : l’éthymologie latine du mot Humere qui signifie « être humide » est aussi à l’origine du terme « humour ». C’est aussi avec une certaine distance, non sans attachement, que Humere évolue tant bien que mal, toujours mouillée, sous nos yeux pendant près d’une heure. On la voit successivement essayer d’entrer en contact avec des personnages improbables sans jamais aboutir à établir une réelle connexion. Ne dépassant jamais le stade de la tentative relationnelle, elle éprouve frustration et désarroi : les personnages se parlent mais ne s’écoutent pas, se voient mais ne se regardent pas, se touchent mais ne ressentent rien et Humere se noie lentement…
Les galères et aventures que rencontre son personnage permettent à Kotlaris de questionner la possibilité des relations dans notre société : est-il encore possible de tisser des liens dans une société devenue profondément individualiste ? La solitude et l’isolement qui en résultent sont à l’origine de l’état d’impuissance et de vulnérabilité dont nous fait part l’artiste en se mettant en scène sous la forme d’une femme zombie perpétuellement mouillée.

Johanna Kotlaris livre ici une prestation de haute voltige empruntant les codes de la comédie musicale comme de celui du film d’horreur. Elle brouille les pistes et s’en amuse. Performeuse complète, Kotlaris nous bluffe : elle chante ses textes divinement bien, elle danse et se bat violemment dans une scène de rue très engagée sous le regard indifférent des passants. Dans ce ballet urbain, Humere continue d’essayer d’établir une connexion à l’autre et ne s’avoue pas vaincue malgré son infortune. L’absurdité des situations, la froideur des séquences pourtant parfaitement ciselées ainsi que la vulnérabilité perpétuelle de la protagoniste rappellent les thèmes chers à Samuel Beckett dans son théâtre de l’absurde. En effet, avec « Fin de Partie », les personnages Nag et Nell échangent des mots, des bribes de phrases dénués de sens sans se comprendre ou même s’écouter : Beckett touche ainsi à la profonde solitude de la condition humaine face aux grandes échéances de la vie et à l’absurdité même de l’existence.


Largement mérité donc ce prix Manor 2024 Tessin pour Johanna Kotlaris qui fait avec Humere, la démonstration de son talent. Cette exposition a été conçue avec les commissaires d’exposition Francesca Benini et Taisse Grandi Venturi.
À voir jusqu’au 6 janvier 2025.