En ce début septembre à Genève, le fond de l’air est encore chaud et Samuel Gross décide à la dernière minute que nous nous verrons à la Clémence, à deux pas du Musée d’Art et d’Histoire : « ce sera plus agréable » me dit-il. Je le suis avec plaisir. Au moment de notre entretien, il s’apprête à quitter ses fonctions de Curateur Responsable des Expositions au sein de l’institution genevoise après quatre années de collaboration sous la direction de Marc-Olivier Wahler. De nouvelles aventures artistiques l’attendent à la Fondation Opale à Lens avec laquelle il entretient des relations étroites depuis quelques temps déjà.
Face à lui, difficile de ne pas se laisser entraîner dans le sillage de l’énergie qu’il dégage et de réussir à garder le cap pour réaliser l’entretien que je souhaite faire de lui et de son métier de curateur. Le regard curieux et le verbe facile, il partage sans détour et avec franchise son approche curatoriale et parle des enjeux actuels de sa profession dans une époque où l’on curate son image et sa vie sur les réseaux sociaux à coups de filtres Instagram et de stories ultraléchées. Rencontre.
L’historien paresseux
Quand je lui demande pourquoi le jeune Samuel s’est orienté dans l’art contemporain à la fin des années 90, il répond un brin provocateur que c’est « par paresse » qu’il choisit des études en Histoire de l’Art à Genève et qu’il s’intéressait d’abord au Romantisme et à l’Impressionnisme. Une fois son diplôme en poche en 2001, Gross officiera pour le MAMCO et la Galerie Evergreene à Genève ainsi que pour la Fondation Speestra à Apples (VS) avant de rejoindre l’Istituto Svizzero à Rome ou il sera curateur de 2016 à 2020. Toujours en mouvement, Samuel Gross se plaît à être insaisissable et là ou on ne l’attend pas. Prochaine étape donc, la Fondation Opale à Lens : une opportunité professionnelle et un retour en Valais après de nombreuses années.
Le curateur : enjeux autour d’une profession devenue bankable
« Je n’ai pas du tout anticipé cette évolution. Je me suis intéressé à l’art contemporain car tout semblait ouvert. En fait, je ne pensais même pas qu’être curateur était vraiment une profession. Je donnais des coups de main à des amis artistes. Je présentais des choses dans des lieux qui nous réunissaient. Dans ce qui est devenu un espace de l’industrie culturelle, j’aimerais rester du côté des singuliers, des gens qui aiment provoquer des rencontres et tisser des liens pour habiter des lieux particuliers. Si je devais être jeune aujourd’hui, je chercherais sûrement cette même énergie naïve ailleurs. »
Depuis ses débuts dans le milieu en Suisse romande à aujourd’hui, le métier de curateur a bien changé : ce qui était à l’époque une « étrange passion » partagée par une poignée de personnes est devenu l’une des professions poids lourd dans le paysage actuel de l’art contemporain. En effet, on parle même de super curateur ou uber curateur en référence notamment à Hans Ulrich Obrist (1968*), Koyo Kouoh (1967 – 2025), Nicolas Bourriaud (1965*) ou Okwui Enwezor (1963 – 2019) parce qu’ils ont ouvert la discipline à des perspectives non occidentales, sociales ou politiques. Plus connus que bons nombres d’artistes, ces figures de proue du millieu ont un pouvoir considérable conféré par la légitimité de leur fonction. Interrogé sur le rôle de prescripteur que revêt la position du curateur, Gross explique qu’il n’envisage pas sa fonction comme telle : « A mon échelle, je ne me considère comme prescripteur de rien. Je pourrais éventuellement être un filtre, une sorte de premier interlocuteur avec des artistes ou des institutions, un public avant le public. » Lorsqu’il se rappelle sa première exposition organisée avec quelques amis sous le collectif AIRBAG, il se réjouit d’avoir pu imaginer un espace que des visiteurs ont pu habiter le temps de leur passage.
Changement de cap narratif dans les institutions
Intellectuel et critique, le curateur décide quel artiste est montré, dans quel cadre, avec quel narratif et avec quelle scénographie. Inutile de dire à quel point ces choix influencent la carrière d’un artiste, la valeur de ses œuvres sur le marché, et la façon dont l’histoire de l’art contemporain s’écrit. Face aux pressions des institutions et du marché (collectionneurs, partenaires), l’autonomie du curateur est relative car bien qu’indépendant, il n’échappe pas aux logiques économiques qui régissent les biennales, documenta ou autres foires d’art qui sont inhérentes à l’écosystème artistique.
Cependant, avec une ouverture plus large sur notre époque et sur le monde dans lequel on vit, le regard s’est porté sur autre chose que le narratif enseigné dans les années 90 orienté vers l’Ouest avec la prééminence du white male gaze. C’est justement de cette ouverture et de cette rupture dont il est question dans les musées aujourd’hui. En ce qui concerne l’expérience en tant que telle, elle est plus fluide et plus inattendue, comme le relève Gross : « Je suis très excité de rentrer dans des musées qui se sont longtemps présentés comme la référence ultime, avec un narratif qui devait confirmer celui que j’avais avant de visiter et de me retrouver à me connaitre aucun nom. Je n’ai pas honte et je m’interroge : pourquoi est-ce que je voudrais que mon narratif, et il faut bien l’avouer, qui était blanc, masculin et plus ou moins américano-centré, soit celui qui me soit montré ? Maintenant, on a cassé ce système et il est ouvert par d’autres narratifs. C’est beaucoup plus intéressant. »
La Fondation Opale
« La fondation Opale est un centre d’art qui porte une attention particulière aux artistes aborigènes. Ce sont des artistes contemporains. La programmation de la fondation se déploie pour permettre à tout un chacun d’amplifier son regard. Je pense que nous allons continuer à faire percevoir que ce qui semble disjoint est totalement lié. Aujourd’hui la conscience au monde a changé et les attendus linéaires historiques ont explosé. »
C’est cette volonté d’ouvrir l’espace de liberté et de réflexion qui pousse le curateur à déposer ses bagages en Valais à la Fondation Opale. Rappelons que cet établissement en mains privées repose principalement sur la collection Bérangère Primat qui compte plus de 1900 œuvres réalisées par près de 440 artistes. Initialement focalisée sur l’art aborigène, la fondation s’ouvre de plus en plus à l’art contemporain et collabore à l’étranger notamment actuellement avec la Tate Modern à Londres et dès le 11 décembre prochain en collaboration avec le Musée Rath à Genève avec l’exposition Elles, artistes aborigènes contemporaines.
« Je me réjouis que l’art soit encore un espace paradoxal et pas un simple marché d’objets de spéculation. »
Si la fondation Opale bénéfice d’un regain d’intérêt depuis quelques années, la passion et conviction de sa fondatrice quant à elles n’ont pas changé depuis vingt ans. Quand on l’interroge sur les dérives spéculatives que peut engendrer un tel engouement pour des artistes contemporains qui n’étaient pas regardés auparavant, Gross insiste sur l’incomplétude de la vision du marché : pour lui ce qui est primordial, c’est l’identité forte de la mission de la Fondation : « La focale de la collection de Bérengère Primat permet d’imaginer des choses qui ne pourraient avoir aucun équivalent en Europe. Et cela déjà, dans un espace aussi dense en lieux d’exposition que la Suisse, est très apprécié par le public. »
A suivre de près donc pour découvrir de quoi sera faite la future programmation de la Fondation. En attendant, fort est à parier que Samuel Gross fera bouger les lignes et saura rester dans les marges, ses espaces de prédilection.
Pour terminer, Samuel Gross s’est soumis à un questionnaire quelque peu aléatoire qui vise à mieux cerner ses goûts… Entre un Paris Brest, Jean Tinguely et Sylvie Fleury, on découvre un peu plus qui il est.
UNE ANECDOTE JAMAIS REVELEE
J’étais très impressionné par John M Armleder qui buvait des cafés en bas de chez moi très régulièrement. Un jour, je vais me présenter et, croyant que j’étais le fils d’un confiseur qu’il connaissait, nous avons passé l’après-midi ensemble. Depuis, sur ce malentendu, nous continuons à en boire régulièrement.
QUESTIONNAIRE « SI TU ETAIS… »
UNE ŒUVRE D’ART ? « Si c’est noir, je m’appelle Jean » une œuvre de Jean Tinguely
UN ARTISTE ? Sylvie Fleury
UN VETEMENT ? Une veste en jeans
UN HEROIN ? Gaston Lagaffe
UNE COULEUR ? Blanc
UNE TRANSGRESSION ? Une bagarre de rue
UN DESSERT ? Un Paris-Brest
UNE CHANSON ? Toutes celles de Alain Bashung
QUESTIONNAIRE DE PROUST (LARGEMENT) REVISITE
TA DEVISE ? Tout bouge
LE MEILLEUR CONSEIL
QUI T A ÉTÉ DONNE ? Il faut savoir transcender ses propres contradictions.
TON ICONE ? Lou Reed
TA HAPPY PLACE ? Un café dans la vieille ville de Palerme
TA PREMIERE ŒUVRE D’ART ?
Quand j’ai réussi mon examen de fin d’étude, mon père voulait m’offrir une montre. Je lui ai demandé une sérigraphie d’Olivier Mosset éditée à l’époque chez R212. C’était 1000.- je crois. Je regarde souvent cette ligne jaune sur fond blanc.
TON LIVRE ? « La pêche à la truite en Amérique » Richard Brautigan
TON STYLE SIGNATURE ? Fantasque mais cohérent
TON OBJET FETICHE ? Un silex amérindien
TA BETE NOIRE ? L’ennui
TON PLUS BEAU CADEAU ? Des secrets
ABSTRAIT OU FIGURATIF ? Les deux à la fois
QUE TROUVE T ON TOUJOURS DANS TON FRIGO ? Du lait d’amande
QU’EST-CE QUE JE TE PEUX SOUHAITER POUR L’AVENIR ? De l’énergie et du mouvement